Entre fête des mères et fête des pères, rappelons un essentiel : si ces deux rendez-vous annuels existent, c’est bien parce qu’il y a des enfants. Alors ne les oublions pas et, plus que cela, affirmons nos devoirs de parents et détaillons l’indéfectible liberté de nos enfants.
Par Francis Guthleben.

 

 

Ma naissance devait prendre le premier sens de reproduction :  dupliquer à l’identique, après un passage sous un papier carbone noir, aux contours obscurs. Je devais reprendre le commerce familial dans un foyer où la seule valeur était le travail manuel et le seul repère l’argent dans la caisse. Au moindre de mes écarts, depuis le plus jeune âge on a voulu me corriger, me faire marcher droit, me pousser comme les autres, ceux des générations passées, dans des sillons déjà tracés et souvent boueux. J’ai mis des décennies à commencer à me désembourber et je ne sais pas si la tâche sera un jour achevée.

Pour commencer que l’on cesse de dire des femmes qu’elles « tombent enceinte ». Tomberait-on enceinte comme on tombe d’un vélo, d’un cheval, de sa chaise ? Serait-ce un accident dont on est victime, dans lequel on se blesse ? Et avant la grossesse, pourquoi donc affirmer que l’on est tombé amoureux ? Là encore, est-ce une chute ? Je préfère penser que l’on grandit en amour et que l’on s’élève en maternité et paternité.

Je trouve toute aussi impropre l’expression si souvent entendue au sein des couples, « Nous donnons la vie. » Si Dieu a créé le monde, et si nous sommes ses enfants, nous ne donnons la vie. Qu’on le veuille ou non, nous n’avons pas ce pouvoir là. Nous sommes des enveloppes charnelles mises à la disposition d’un processus qui nous dépasse largement. La grâce, la magie et la beauté se trouvent dans ce mouvement qui se met en route sans que nous le contrôlions.

Ces pronoms possessifs qui emprisonnent

La tentation est grande également, et la langue française elle-même nous y conduit, d’utiliser les pronoms possessifs : « mon enfant, mon bébé » avec toutes les déclinaisons célestes ou animalières « mon ange, mon chaton ». Par ses pronoms possessifs, lancés déjà dans le giron maternel, l’enfant à venir est instrumentalisé pour nos désirs, kidnappé pour nos volontés ou juge de nos insatisfactions. Mais comment faire concrètement ? L’haptonomie est un exemple de bel outil. Cet art du toucher, massage et bercement doux du ventre maternel, permet de communiquer avec le bébé dans sa vie intra utérine et favorise les liens affectifs entre l’enfant, le père et la mère. L’haptonomie facilite ensuite l’accueil de l’enfant au moment de la naissance. Associée à des paroles dites directement à l’enfant, elle confère au bébé avant même sa naissance une individualité et par voie de conséquence aide les parents à se dissocier de l’enfant en le regardant comme un être à part et non comme une part fusionnelle d’eux mêmes.

Ces arbres généalogiques qui cachent la vue du ciel

Et n’oublions jamais les arbres généalogiques de nos familles dont les branches peuvent retenir, emprisonner ou se briser. Ils offrent une improbable équation de chiffres et de dates que même le plus savant des mathématiciens ne pourrait résoudre. Ils sont des obstacles à la vue dégagée du ciel. Ils portent des histoires, des souffrances et des secrets transmis de génération en génération. Dans son nid de chair, le bébé est le spectateur de cet arbre, le buvard des silences et vit à l’ombre glacial des non-dits. De corps à corps des histoires se transmettent, par des intonations de voix, des postures physiques, des joies et des peines qu’il est impossible de masquer. Il est de notre rôle de parent de guider nos enfants vers les branches les plus belles et les plus solides de ces arbres généalogiques pour qu’ils puissent grimper jusqu’aux étoiles.

Deux branches de mon arbre généalogique m’ont été cachées. Entre un oncle mort dans les premiers jours de sa vie et une tante par alliance rescapée d’un avortement raté, j’ai grandi dans les mensonges et les secrets de famille. Et voilà le résultat. Autrefois journaliste d’investigation, j’étais obsédé jour et nuit par la révélation des parts d’ombres et des turpitudes de la société. J’y mettais une énergie suspecte, entre rage et désespoir, jusqu’au jour où j’ai découvert que le seul silence qui m’empoisonnait vraiment était celui de ma famille. Deux décennies de ma vie professionnelle s’étaient écoulées. J’ai changé de vie dans la foulée.

Ces enfants que l’on fait pour soi

Je dresse ici une liste volontairement incomplète de nos devoirs de parents pour laisser chacun y apporter sa contribution : cessons de nous comporter en enfants en attente d’amour ; cessons d’être victimes des autres et bourreaux de nous-mêmes ; cessons de vouloir l’éternelle jeunesse ; cesser d’être dominé par l’image de nos pères et de nos mères; cesser de croire que l’on peut réparer son passé à travers un enfant.

Je devais être une fille, je suis né garçon. Ma mère ne me l’a jamais pardonné. Il y a quelques années, j’avais trouvé dans une boutique de souvenirs une poupée au corps en chiffon, aux yeux en boutons et aux cheveux en laine. Elle portait une robe de tissu beige. Je l’ai offert à ma mère en y ajoutant quelques mots griffonnés sur une page arrachée d’un cahier d’écolier : « Une absence, un symbole, cette fille que je n’ai pas été, cette fille que je te rends avec l’espoir d’une autre vie. » J’avais pris soin de placer la poupée dans un sac de jute noué par une cordelette, le tout déposé dans un grand cornet en papier, fermé par des agrafes. Je voulais que ma mère accouche enfin de la fille attendue. J’étais convaincu que mon existence et la relation avec ma mère allaient prendre un autre tour, mais je réalisai vite mon erreur : je souhaitais qu’elle change pour que j’aille mieux. Or c’était à moi de me soulager de la petite fille que je n’ai pas été.

Ces inconscients qui nous dominent

Chaque acte de notre vie porte sa part consciente et sa part inconsciente et c’est bien souvent notre armée de l’ombre intérieure qui prend les commandes. S’il est illusoire d’espérer connaître un jour chacune des composantes, il est toutefois utile de cerner ses contours. Lorsque l’enfant paraît, interrogeons-nous.

Quel enfant avons-nous fait ? Enfant-ciment ? Enfant-réparation ? Enfant-compensation ? Enfant-consolation ? Et pourquoi donc avons-nous conçu un enfant. Par amour, par volonté de partage jusqu’au plus intime, sûrement dans les meilleurs des cas, mais ce n’est pas tout. Il est bon pour tout le monde : pour l’homme, pour la femme et pour l’enfant de sonder son âme. J’en ai vu dans mon entourage, qui concevaient des enfants pour prouver leurs valeurs à leurs mère et père, qui remplaçaient un être disparu ou même voyaient dans leur femme enceinte un fantasme sexuel. Et combien de fois aussi n’avez-vous pas vu, comme moi, des maternités et des paternités naissantes comme des leurres pour tromper le vide ?

Cet élan au-delà de tout

À l’instant même où une femme et un homme favorisent l’union de cellules, ils projettent un être humain qui n’a rien demandé vers la vie et le confronte à sa destinée fatale, la mort. Cette double réalité doit nous inciter à la plus grande des mesures et des attentions. Nous ne devons pas faire du bébé un enfant miroir, reflet narcissique de nos ambitions, de nos projets et de nos échecs. Nous ne devons pas en faire un enfant-roi, objet de toutes les attentions, qui dicterait sa loi avant de devenir un tyran. Nous devons éviter qu’il nous idéalise, même si cela nous fait du bien. Nous devons le conduire vers l’autonomie et la liberté. L’enfant n’est pas à ses parents. Il n’est pas notre chose. Il ne nous doit rien. Il n’appartient qu’à lui.

À la naissance de mon dernier enfant, alors qu’il venait de franchir le mur de chair et d’atterrir de ce côté-ci de la vie, je lui ai glissé à l’oreille… « Va, va, va où il te plaît, va où il te va. Va vers la vie, va vers les Hommes. Va et n’oublie pas. Va et ne t’oublie pas ».

Après, j’ai pleuré. Longtemps. Très longtemps. Il aura fallu que j’en vienne à la troisième naissance pour comprendre un peu plus et agir un peu mieux. Ce sont nos enfants qui nous font naître et renaître.

 Photo: Maud Jénin