
Découvrez cette semaine les 5 nouvelles gagnantes de notre concours de nouvelles n°2 organisé avec les éditions Le Livre de Poche sur le thème du rêve. On commence avec la nouvelle de Christine PUEL, L’émissaire.
Les regards des deux hommes se heurtent. Celui de Kamissoko est dur, fermé. L’enjeu revêt une telle importance pour lui qu’il ne peut qu’être soucieux. Celui d’Ousseynou se découvre rieur, tout lui conviendra comme toujours. Ils attendent la sentence du conseil des sages. Un seul sera choisi pour devenir l’élu de tous les habitants. Un seul partira en Europe, trouvera du travail et aidera le village à survivre.
Ces deux dernières années, la saison des pluies a fait défaut. Pas de récoltes, les greniers à mil se sont vidés peu à peu. Les ventres des enfants ballonnent, ils ramassent n’importe quoi et mangent trop souvent des pourrissements. Les garçonnets non circoncis font la chasse aux margouillats. Ils partent en groupe, parfois loin du village, ils sont armés de la fronde que chacun s’est fabriquée à l’aide de vieilles chambres à air. Ils ont soigneusement découpé le caoutchouc en lanières et ont noué celles-ci au bout du bois à fourche. Ce travail leur a pris de longues heures, il faut trouver le branchage suffisamment solide pour former leur outil. Or le moindre morceau de bois est pris d’assaut par les femmes qui en ont besoin pour alimenter le feu sous la marmite ventrue. Puis ils ont recherché la pierre ou le gros caillou qui, éjecté de la fronde, saura atteindre d’un coup sec et mortel le margouillat. Ils chassent toute la journée. Une fois la « récolte » suffisante pour les rassasier tous, les garçons font rôtir les animaux et s’en délectent. En ces temps de famine, les adultes les encouragent à manger cette chair au goût acide. Certaines vieilles personnes considèrent que le margouillat est un médicament efficace contre les maladies infantiles. Les parents eux sont fiers quand on leur dit que leur fils est le plus adroit.
Les garçonnets répètent ce que les villageois disent à propos des filles, qu’elles peuvent se contenter de peu, qu’elles n’ont pas besoin de beaucoup ! Elles sont faibles aux yeux des garçons, incapables d’errer toute la journée à la recherche des lézards ! Ils ne voient pas les lourdes charges que transportent sur la tête celles qui aident leur mère, que ce soit pour aller chercher de l’eau au puits ou pour ramasser les fagots. Non, ils ne remarquent pas leurs tâches continuelles. D’ailleurs ils n’en veulent pas dans leurs jeux ou leurs chasses. Et puis elles sont toujours encombrées des bébés et des petits frères !
C’est normal, c’est ainsi que la vie se déroule dans tous les villages du Sahel. Les filles ne rêvent certainement pas. Ce n’est pas leur rôle.
Kamissoko a grandi là. Il est allé à l’école du village voisin. Pendant des années, lui et la plupart des garçons ont fait, à pied et sous la chaleur grandissante, le chemin quotidien de quatre kilomètres qui les sépare de l’école. Très rarement une fille se mêle au groupe. Généralement elle arrête rapidement ses études. Elle doit aider la maman aux tâches journalières. Il ne faut pas qu’elle devienne fainéante et ait peur de se salir les mains ! Il y en a eu une qui a semblé très décidée, elle s’est accrochée, mais jamais elle n’a été admise dans leur bande ! Kamissoko trouvait qu’elle avait un regard dédaigneux pour eux et souvent quand il s’approchait de la fille elle marmonnait, peut-être des injures à son égard, il ne s’en souciait pas ou si peu ! Plus tard, ceux qui se révèlent bons élèves sont admis au lycée Askia Mohamed de Bamako. Il est parmi ceux-ci et est alors hébergé par le grand frère de sa mère qui veille à ce qu’il réussisse dans ses études. Il y retrouve encore cette Fatoumata. Elle semble le narguer, il fait semblant de ne pas la connaitre. Elle, elle fait comme si elle ne le voiyait même pas. Il en est ulcéré ! Après le bac, il passe deux années à l’étranger, en Côte d’Ivoire, pour obtenir un BTS. Son séjour là-bas dure plus longtemps que prévu car il y trouve du travail.
On vient de le rappeler au village. Son village est situé loin du Djoliba, le fleuve sang qui est comme le sang dans un corps. Il fait vivre hommes et femmes habitant le long de son lit, en leur fournissant en abondance le poisson. « Grand fleuve Djoliba / Je ne peux vivre sans toi / Grand fleuve Djoliba / Je ne peux me fâcher contre toi… » Il faut des forces vives afin d’aider à la construction d’une route bitumée, comme pour une grande ville ! Il est revenu, habitué qu’il est à scrupuleusement se conformer aux paroles des anciens. Il a toujours respecté les coutumes. En obéissant à l’injonction, il montre une fois de plus combien il est une personne fiable et solide ! Certes, une fois, une fois seulement, il a failli à la coutume en refusant de revenir alors que la famille l’implorait d’être là pour les obsèques de son père, l’homme aux trois épouses. Ce dernier avait brutalement été emporté par une embolie. Or c’était l’époque des examens de fin d’année à Abidjan, il est resté sourd aux supplications des uns et des autres. Il ne voulait pas rater son diplôme. C’était il y a plusieurs années déjà, lui en tiendrait-on encore rigueur ?
Cette fois-ci, il est revenu aussitôt, personne n’est obligé de savoir qu’il vient d’être licencié par un patron qui ne veut plus embaucher les Maliens, soi-disant sources de problèmes ethniques avec les nationaux. Il a retrouvé celui de son flant-on, de sa même classe d’âge, Ousseynou, son camarade de classe, son soutien durant les études. Les autres se sont éparpillés.
Kamissoko a été tenu au courant de la véritable raison du rappel des jeunes hommes. Il a toujours pris soin de suivre de près les affaires du village. Il ne dit pas qu’il a des espions sur place, mais c’est tout comme ! Au-delà de l’explication officielle de la route bitumée, il existe une autre intention qui correspond exactement à son rêve de partir loin de l’Afrique, avec la bénédiction des anciens. Il s’estime prêt à s’envoler vers l’Europe. Depuis toujours, il a en lui ce rêve : s’installer en France, travailler en France, là où on trouve un travail bien rémunéré ! Autour de lui, on connait son souhait, il ne s’en est jamais caché. Ousseynou, lui, n’a certainement pas ces rêves de grandeur. Il se contente de ce qu’il a présentement. Il prend la vie du bon côté, il est si peu exigeant ! A vingt-deux ans, il est marié, père d’un enfant, bientôt un deuxième. Alors Kamissoko est rassuré : entre les deux hommes, le conseil des anciens ne saura hésiter. Malgré tout, Kamissoko ne peut s’empêcher de regarder Ousseynou d’une façon arrogante. C’est lui et lui seul qui est qualifié pour réaliser le rêve du village !
Depuis ce matin, les anciens sont réunis sous la case à palabres, la bùlonba. C’est une construction ouverte où les sages ne peuvent se tenir debout, ce qui oblige à débattre calmement des problèmes de la communauté. La palabre dure depuis bien trop longtemps ! Des murmures s’échappent parfois, que les petits garçons audacieux tentent d’attraper au vol. Ils s’approchent le plus possible et dès qu’ils ont saisi un mot ils filent l’annoncer aux candidats. C’est ainsi que le petit Ibrahima, le protégé de Kamissoko, accourt vers lui : « Grand frère, il y a un autre nom qui circule ! » Kamissoko ne veut pas le croire. Impossible ! Ils ne sont que deux jeunes adultes à être en capacité de partir au loin pour devenir le héros du village. Non, non. Ibrahima se trompe ! Les vieux doivent être passés à un autre sujet de discussion !
Quand le conseil des anciens fait part de sa décision, le monde se renverse pour Kamissoko : Fatoumata a été désignée pour partir ! Une fille ! Le village sera sauvé par une fille !
FIN