Découvrez la 3ème nouvelle gagnante de notre concours de nouvelles, organisé avec les éditions 10/18, sur le thème du voyage : Arrivé à destination de Nathalie Haras.

 

Tableau Men of the Docks by G Bellows © National Gallery

 

Le lundi 15 avril 1912, sur le quai de la White Star, le petit James Cafferty est assis sur une caisse de bois. Il profite du crépuscule. Il est là où il voudrait être plus tard, sur le quai dans un grand port maritime, à regarder la mer l’appeler. A huit ans, il sait déjà qu’il veut embarquer sur des paquebots, comme ceux qui font la traversée de l’océan et qui débarquent des centaines de passagers issus de tous les pays d’Europe. Il regarde autour de lui avec une curiosité avide l’endroit qui l’attire le plus à New York et il rêve d’accoster dans tous les ports du monde.

Le quai de la White Star est désert à cette heure-ci. Il vient d’arriver. Il a pris son souper, et a juré à sa mère de revenir avant la nuit. Des chats errants se battent derrière lui. Il entend leurs feulements furieux et perçoit une caisse qui tombe. Puis le silence revient.

La pénombre s’abat sur le quai. Au loin, l’horizon orangé se teinte de vermillon à l’approche de la nuit. Aussi loin que son regard se porte, l’eau est partout. Elle est dans ce qu’il voit, de l’eau à perte de vue. Elle est dans ce qu’il entend, les clapotis contre le quai. Elle est dans ce qu’il sent, des embruns iodés et l’odeur salée de la mer. Et devant ses yeux ébahis surgit de nulle part le plus grand et le plus majestueux des paquebots qu’il lui a été donné de voir. Sa coque est entièrement noire. Il avance lentement dans les eaux portuaires, comme une grande dame blanche dans des jupons noirs trop larges pour elle.

James se redresse et écarquille ses yeux devant la brusque apparition. Le navire est encore loin. Il ne distingue que ses quatre cheminées rouges et noires, au-dessus de sa coque. Il jette un oeil alentour, à peine rassuré. Il est tout seul, sur le quai. Il n’y a pas âme qui vive. Personne d’autre que lui n’est témoin de l’arrivée à quai du gigantesque paquebot noir. Il saute au bas de sa caisse et fait quelques pas vers le bord. Le paquebot avance avec lenteur. Il est manifestement sur le point de se rapprocher pour accoster. Il en distingue maintenant la partie supérieure, blanche immaculée, qui contraste avec la peinture noire luisante de la coque. Il est plus haut qu’un immeuble de quatre étages. Il avance lentement, fendant l’eau en silence, silhouette menaçante dans les eaux calmes du port.

James se retourne. Il est toujours seul. Il regarde à nouveau le paquebot qui approche rapidement. Le nom du bateau apparaît sur la coque. Intrigué, il se dévisse la tête pour regarder tout en haut et c’est l’absence de mouvements et de cris qui l’interpellent. Car l’arrivée du bateau se fait dans le plus grand silence. Tout est trop silencieux.

Il en a vu des arrivées au port. Les paquebots accostent au milieu d’une foule amassée sur le quai. Un bateau de cette taille n’arrive pas à l’improviste, comme surgi de nulle part, par surprise. Et il est toujours attendu.

Le quai est désert. La pénombre enveloppe la silhouette des entrepôts et accueille le paquebot au milieu d’un silence figé. Comme hypnotisé par la taille du navire, James ne parvient pas à en détacher ses yeux. Le navire se dirige droit sur lui, dans un silence de mort. C’est ce qu’il réalise enfin. Depuis qu’il a découvert le paquebot avançant sur l’eau, pas une fois la cheminée n’a fumé, pas une fois la sirène n’a retenti. Il est seul face à un vaisseau fantôme qui vient accoster à sa dernière destination.

 *

Les premiers passagers, hagards et désorientés, débarquent sur le quai. Le premier, un père de famille avec ses deux enfants, porte une valise de taille moyenne et tire par le bras son jeune fils qui pleurniche, suivi de près par sa fille qui porte un baluchon de linge. La tête haute, elle regarde devant elle, froide et indifférente au caprice de son frère. James n’est pas loin d’elle lorsqu’elle passe à côté de lui. Elle semble si frêle et menue, au bas de la passerelle de ce navire qui est si grand derrière elle, qu’elle pourrait s’envoler. Derrière elle, arrivent déjà d’autres familles avec des enfants. Ils se succèdent les uns après les autres, descendant sans s’arrêter et sans prêter la moindre attention au jeune garçon qui les regarde passer. Ils avancent en silence, et le frôlent dans un souffle continu d’air froid qui le fait frissonner.

James Cafferty ne ressent aucune peur. Intrigué, curieux et surtout fasciné par la lente procession de ces gens sortis de l’océan, il les dévisage tous un par un, à la recherche d’un sens, d’une explication. Il est de ces certitudes que même un enfant de huit ans peut appréhender. Le paquebot est arrivé à destination et débarque ses passagers. Mais surgi de nulle part, il repartira vers l’oubli.
Soudain, une voix le fait sursauter. Elle est proche de lui. Il se retourne vers le quai désert derrière lui, dans lequel chacun des passagers s’engouffre sans une hésitation. La voix ne venait pas de ce côté. Il reporte son attention sur la passerelle de débarquement au bas de laquelle s’est arrêtée une jeune fille. Elle porte une robe fleurie sous un épais lainage blanc qu’elle maintient croisé sur sa poitrine. Elle s’est arrêtée et le fixe avec un visage sévère. James regarde tout autour de lui, comme pour vérifier que c’est bien lui qu’elle dévisage. Puis il se met à la scruter à son tour. Elle est différente de tous les passagers qui sont passés devant lui. Elle est seule, elle ne porte aucun bagage et elle s’est arrêtée à quelques mètres de lui, consciente de sa présence. James écarquille ses yeux et a un mouvement de recul, quand il la voit avancer vite vers lui. Parvenue à son niveau, la jeune fille s’arrête et penche la tête de côté, l’air interrogateur. Elle entrouvre ses lèvres légèrement, avant de se raviser et d’esquisser un mouvement de recul. Elle est sur le point de repartir, quand James tend un bras vers elle :

– Attends !

Elle se fige, et lui fait à nouveau face, les yeux étrécis pleins de curiosité.

– D’où venez-vous ?

Elle a un sourire amusé :

– De Southampton… Tu ne le sais pas ?

Ce faisant, elle regarde derrière James et lui demande :

– Personne ne nous attend ?

– Qui ?

James regarde aussi autour de lui et hausse les épaules. Il ne sait pas. Il ne savait déjà pas qu’un paquebot devait accoster ce soir.

– Les journalistes, nos familles, les autorités… continue-t-elle, l’air attristé et aussi hagard que les premiers passagers qu’il a croisés.

Il ne sait pas quoi lui répondre. Il ne sait pas de quoi elle parle.

– C’est peut-être mieux ainsi, souffle-t-elle, avant de se détourner.

– Attends, répète-t-il.

Il tend son bras vers elle, essayant de lui agripper le bras pour la retenir. Mais son bras ne rencontre que le vide. Elle a déjà disparu.

Le quai est à nouveau désert. Plus aucun passager ne descend. Plus aucune passerelle n’est visible. Le paquebot lui-même a largué ses amarres. La soirée est à nouveau froide, pas un souffle d’air ne trouble la surface de l’eau. Il entend à nouveau les clapotis contre le quai.

Il faut que James rentre. Sa mère va l’attendre. La nuit est complètement tombée.

 *

Dans sa course, il ne remarque pas les pages du NewYork Times qui gît par terre, à l’angle de la rue. La première page est coincée sous un grillage. Elle titre « Le Titanic coule quatre heures après avoir heurté un iceberg ».

James n’a pas vu le journal. Comme il ne sait pas lire, il n’aurait pas compris. Mais il aurait à coup sûr reconnu le paquebot insubmersible qui est arrivé à quai au milieu de la soirée, finissant son voyage inaugural avec le reste de son équipage et de ses passagers.

 

(Photo : Men of the Docks par G. Bellows © National Gallery)

Rédigé par

Marie-Aube

Rédactrice web et print indépendante depuis plus de 10 ans, auteure et blogueuse, passionnée par l’écriture. So What ? est mon blog, engagé, féminin, créatif, drôle et sérieux.